L’art-même

2ème trim 2008

Chronique des arts plastiques de la communauté française de Belgique

CONDITIONS DU SONORE ET PLASTICITÉ

par Daniel Deshays

Le son confirme ce qui a eu lieu, il est le prolongement, la trace, qui succède au mouvement. Témoignage du vivant en acte, il en présente la part vive. L’enregistrement du son révèle l’espace social. Il en inscrit les signes, des empreintes qui dénotent la nature politique de cet espace. Car l’histoire nous rappelle que le pouvoir appartient à celui qui préside à la cloche, à la sirène ou au réseau des émetteurs de sons. Autant de signaux, autant d’ordres; ils se propagent largement dans l’espace social en découpant le temps. Franchissant les distances, leurs injonctions ordonnent la vie et les circulations. Ces pouvoirs (église, usine, ville, état) n’apparaissent pas directement comme lieux de la parole dictée. Les points d’émission sont autant de médiateurs qui opèrent. Le sonore, qui n’apparaît jamais à la conscience, est l’outil idéal pour effectuer cette action discrète. L’édition sonore, nouvel émetteur, normalise à son tour le paysage. Opposés à ces “voix de son maître”, d’autres sons inorganisés surgissent du monde, du bourdonnement de l’insecte aux manifestations des peuples. Ainsi, émergent devant nous, signal et bruit. La sphère des arts plastiques se tient de l’un ou de l’autre côté, employant le son souvent sans comprendre les pouvoirs qui s’y tiennent. Les pratiques sonores se placent ainsi du côté de l’ordre ou de sa déconstruction.

L’idée de correspondance des arts
Un autre discours sonore apparait historiquement dans une sphère séparée: le monde de la musique. Abstraction du sonore du monde, la musique ne réfère qu’à elle-même. Les musiciens et les peintres ont tenté d’établir des liens entre leurs disciplines. Ainsi, au XVI ème siècle, avec Arcimboldo, sont bâtis des ponts unissant la vue et l’ouïe: la gradation du noir au blanc faisant face à la hauteur des sons. Ce désir fit retour au XVIII ème siècle avec Louis Bertrand Castel qui observe l’union des cercles chromatiques visuels et musicaux. Cette idée de transcription s’amplifie jusqu’à la fin du 19 ème siècle. Au 20 ème siècle, les travaux de Kandinsky, Klee ou Mondrian et de musiciens comme Scriabine en témoignent encore. Cette construction de codes communs vise à mettre en œuvre un système harmonique qui établirait l’union des arts de l’ouïe et de la vue. On met au point toutes sortes de machines… Les limites du projet ne tardent à apparaître. L’hégémonie musicale bascule avec l’invention de l’enregistrement phonographe. Si, dès sa création, l’appareil photo est entré dans les familles comme outil de prise de vue, c’est à dire de création, le phonographe a été cantonné à la stricte reproduction musicale. Il permettait pourtant d’enregistrer le réel. Parallèlement à l’invention d’une nouvelle lutherie acoustique (machines à bruit de Russolo), l’arrivée de l’électricité et la découverte de la cathode engendre l’amplification sonore puis de la création de la radio (1920). L’arrivée du Thérémin et des ondes Martenot (1928) annonce les travaux de Max Mathiews (1950) et l’invention du synthétiseur: le haut-parleur entre comme une nouvelle lutherie dans la sphère musicale. Ici la confusion s’engage: un même instrument — le haut-parleur — est commun à la musique, au cinéma, à la radio et à toute reproduction sonore.

Des approches aussi isolées qu’occasionnelles
La diversité des pratiques et des matériaux sonores employés depuis le début du XXème siècle n’a guère créé la belle unité, spécifique aux arts plastiques, telle qu’on aurait pu l’espérer. Depuis quelques décennies, plusieurs plasticiens pionniers (Beuys, Grygar, Knizak, Neuhaus, Takis) ont “touché” au son, certes. Mais aucun ne s’y adonne totalement. Les artistes “utilisent” le son, occasionnellement. Cette tendance — qui à partir des années 50, s’est peu à peu développée — s’en serait-elle tenue à l’attitude dadaïste?
Si les expériences sonores se multiplient, le son ne créé pas d’école pour autant. Aucun courant n’émerge, aucune esthétique ne se dégage; le son ne parvient guère à se séparer de la musique, même si les plasticiens tentent souvent de se tenir à sa marge, utilisant sporadiquement:

  • la voix. Les expérimentations verbales (Raoul Hausmann) entrent au cabaret, amplifiant ce que l’écriture vient d’esquisser à plat (Gustave Flaubert, Guillaume Apollinaire).
  • le phonographe est introduit comme support de reproduction (Tristan Tzara) mais aussi objet producteur de sons: par grattage du disque lui-même (Laszlo Moholy-Nagy).
  • la radio est une source révélatrice de l’existence du réseau invisible des ondes (John Cage, Robert Rauschenberg).
  • les sculptures sonores nées chez Harry Partch, se développent dans le Nouveau Réalisme (Jean Tinguely, Vassiliakis Takis), associant dans un même cinétisme les deux plasticités, sonore et visuelle.
    Les créations mettent surtout en jeu les outils du son: installations d’instruments sonores (électrophones, jouets musicaux de Milan Grygar) ou de supports d’enregistrement (Broken Music de Milan Knizak). Avec la vidéo arrivent les bandes son (Nam June Paik, Wolf Vostell). Parallèlement se multiplient les performances bruitistes (destructions d’instruments: Fluxus), et de nombreux types de “présences sonores” sont accolés à d’aussi multiples productions visuelles.

Cette diversité produit-elle une somme?
La diversité des expériences sonores les rendrait-elle audibles pour autant? Cette présence, aussi isolée que ponctuelle, s’inscrirait-elle dans la conscience du public et dans celle des artistes? Il ne semble pas. L’éphémère du sonore est gage de son oubli. Fera-t-il histoire? Si une histoire se profile, celle-ci n’est pas encore construite. La raison tient autant à ses contraintes d’existence face au public, qu’au fait que le son exige un long apprentissage pour parvenir à le faire “tenir” seul. L’enjeu pourtant est de taille: il s’agit de faire face aux produits médiatiques que les artistes proposent de détourner. De fait, ces derniers ne fabriquent pas leurs sons, ils s’en tiennent aux prélèvements d’objets sonores préfabriqués: pour obtenir une qualité “crédible” ils prennent du directement consommable. Le “prêt à porter” musical ou l’extrait de film devient leur principale ressource; les prélèvements médiatiques permettent d’atteindre plus facilement le niveau souhaité.
Nous disions que ceux qui ont produit avec du son ne l’ont fait qu’à un moment particulier de leur œuvre. Il faut ajouter que ce phénomène n’est pas spécifique aux arts plastiques. La remarque s’applique autant au cinéma. Les films, qui ont développé une écriture singulière du côté de leur bande sonore, ne sont pas légion. Et les cinéastes qui ont travaillé profondément le son ne l’ont fait que sur un ou deux de leurs films; c’est le plus souvent le sujet même du film qui impose le son comme unique solution (Libera me d’Alain Cavalier). Seul le travail rigoureux du documentariste Johan van der Keuken lui a permis d’échapper à cette règle, de même pour Jacques Tati.
L’artiste va rarement “jusqu’au son”, expression ultime, comme Antonin Artaud alla jusqu’au cri. Pourtant, dans ces moments, le son introduit plus que du sens: il produit de la sensation.

Un sonore plastique?
Le son accompagne ou côtoie l’image vidéo. On l’installe également comme œuvre autonome. Les bandes son se construisent à partir de l’immensité sonore disponible dans l’espace éditorial (radio, TV, Net). On est en droit de s’interroger sur le fait que, lorsqu’ils font de la photo ou de la vidéo, les artistes se tiennent de façon multiple face au réel, ils le filment frontalement. Mais lorsqu’ils utilisent le son, ils s’en écartent et s’en tiennent au prélèvement de sons déjà édités…
Comment l’idée d’introduire le sonore du réel dans l’art a-t-elle disparu? Pourquoi s’éloigner du réel? Pourquoi ne pas considérer le son comme une matière modelable? Pourquoi abandonner ce choix? La prise de son est pourtant un lieu propice à la construction d’”espaces de déréalisation” sur son support comme dans sa restitution spatiale. L’immatérialité du sonore a la faculté de produire en nous des sensations matérielles. La matière ne demeure-t-elle pas indiscutablement commune à tout le champ des arts plastiques? Pourtant, organiser des pratiques considérant le son comme matière n’est pas un tropisme de l’art actuel. On ne peut que souhaiter que les artistes résistent aux facilités prises avec le son et qu’ils dépassent le stade du collage. Car ils subissent, sans s’en rendre compte, l’état dominant qui préside à la question sonore: un usage normé des formes rigidifiées de l’édition sonore.
Et en avant la musique!
L’autre facilité, réside, bien sûr, dans l’usage de la musique. On l’emploie ou on la fait sous-traiter par un musicien. Ce qui est à craindre avec les musiciens, c’est leur fâcheuse habitude de s’approprier de manière « despotique » la totalité du sonore. “Tout le sonore du monde est de la musique” disait Cage… Posture de musicien! Mais l’affaire n’est pas récente. L’appropriation du réel apparaît à l’origine de la musique. La musique est née comme simulacre du bruit du monde. Russolo, John Cage ou Pierre Schaeffer, en refabriquant de la musique avec les sons du monde, n’ont fait que nous le rappeler. Or la musique n’est qu’une partie du sonore. Réduire le sonore à cette sphère revient à en déposséder les plasticiens et tous les non musiciens. Comment les plasticiens pourraient-ils s’autonomiser sur un terrain musical dont ils ne possèderaient pas les clés?
Les plasticiens sont parfois attirés par les outils du son. Il est logique de penser que peut-être là se trouverait une issue. Mais l’ennemi n’est pas tant du côté des hommes que du côté des outils. Objets de normalisation, les machines à son s’offrent sous des programmes prêts à l’emploi, déja signés par leurs fabriquants. Qui parvient à rester critique face aux outils de la mode? Qui peut détourner des outils verrouillés? Leurs utilisateurs sont soumis aux normes des banques de son, du beat, du code midi et surtout à la pauvreté des échantillons.

Indicateur social, matérialité de l’immatériel
Avant d’aborder la construction sonore, il faudrait avant tout “dé-couvrir” cet objet recouvert. Car le son n’est pas facilement accessible. Celui qui désire y entrer de plain-pied perd vite l’accès direct au supplément de jouissance qu’il y avait entrevu. Enregistrer les sons du monde, c’est s’engager dans un espace plastique viruel. Travailler la plasticité du sonore oblige à considérer le son dans sa relation au réel. Avant d’en voir la matière ou la structure, il faut en aperçevoir la place. Si la sphère des arts plastiques se situe actuellement comme espace de dénonciation, les plasticiens ne peuvent se contenter de faire usage du son dans ses formes les plus alliénées.

Point de vue, point d’écoute de la plasticité
C’est peut-être lorsqu’il est le moins tenu, lorsque l’éloignement l’embrume et lorsqu’il perd en détail, que le son s’ouvre en signification. Il se livre à une plus grande diversité d’interprétations. Il réactive notre écoute. La sous définition du son renforce le désir d’écoute. Perdre, décharger les bandes son, offrir moins à entendre, serait la meilleure règle. Mais l’objet doit, pour cela, rester désigné. Les bruyantes installations accolées les unes aux autres dans les expositions se perdent collectivement et individuellement dans le brouillage de leur enchevêtrement.
Le son emplit des volumes, il fait apparaitre la matière constituante des murs, il révèle les architectures puis disparaît. Il indique son origine, sa ou ses localisation(s); s’inscrivant dans un espace, il décrit un placement ou trace un déplacement. Il pose la question de la durée, plus fortement que l’objet visible auquel il s’associe ou se confronte.
Si le son est placé seul dans un lieu, il devient l’objet même et s’offre par sa plastique et ses flux. Son déroulement produit toujours l’existence d’un présent qui avance et ne cesse de se désigner en forçant notre écoute.
Si un espace vidé contient un objet, le son diffusé à ses côtés établit des liens. Dès lors, il n’est plus possible de considérer l’objet seul. Naît alors le couple espace/objet engendré par le son. Le son arrive comme révélateur. En nous prenant, il tient les objets, et toute la situation.
Associé au son, l’objet est associé à son temps. Le regard qu’on y porte est contraint par l’écoute de la matière qui ne cesse de s’annoncer puis de disparaître. Caché, il inquiète et force à le découvrir; il faut alors en trouver l’origine. Ainsi, avons-nous les moyens de placer l’auditeur où bon nous semble, à distance ou à proximité, tenu par le seul chuchotement d’une source. Car le son force le corps, il permet de le placer dans les postures les plus diverses, celles dans lesquelles il ne se reconnaîtrait pas: à genou sur un prie-dieu, la tête sous une caisse, dans une citerne ou au fond d’un lit… pour pouvoir entendre. Ainsi, le sonore ne fait pas que prendre notre corps, il est un acteur qui organise nos placements et nos déplacements.
Si l’objet visuel présenté seul, laisse dans son silence une liberté de temps au regard, une liberté de contournement de l’oeuvre, le sonore contraint la lecture, désigne et confronte l’auditeur à son propre imaginaire. Car le son s’offre comme puissance imaginative des matières: rugosité, épaisseur ou légèreté; chaque matière appartient à chaque auditeur, elle se constitue dans sa mémoire. Matière face à la matière, le son se frotte à la matérialité de l’objet visuel présent ou représenté. Le son nous recouvre de sa puissance; il peut nous ensevelir, nous écarter, nous tenir à distance de sa source. Fluide comme air ou eau, chargeant les espaces, les faisant sonner, révélant leur nature, les sons ne laissent aucun espace au neutre — ils en désignent la matérialité autant que le volume, dans la douceur ou la froideur des réverbérations. Et, comme la trace porte la couleur, le son disperse ses timbres, ses dominantes, les fréquences qui l’épaississent ou l’affirment. Par ses silences, il suspend le temps. Écouter force l’arrêt. Il laisse à l’auditeur la liberté de son déplacement autour de la source, cheminement nécessaire à l’ouie qui accommode, choisissant sa distance à l’objet.

Installer le son ?
L’inscription dans un lieu doit être construite précisément. Le choix d’un lieu peut imposer rétroactivement des pratiques spécifiques de réalisation. Réaliser est construire de la durée. Temps dans la saisie des sons, mais surtout durée imposée par le travail sur “l’objet son” par allers et retours incessants avant d’obtenir la durée qu’imposera l’écoute en diffusion. Le temps obligé n’est pas une considération nouvelle qui émerge dans le monde des arts plastiques. La vidéo, l’art cinétique ou la performance sont construits avec et sous le temps. Quelle est ici sa spécificité? Le « temps du point de vue » ne peut pas être considéré seulement sous l’aspect d’une mémoire, comme pour la photo, mémoire d’un temps passé « autour » de la prise et qui trouve sa résolution dans la réalisation de l’image photographique. Ce temps de la prise photographique arrive résumé dans l’instantané photographique, comme étirement de la sensation de l’instant. La spécificité du temps du son est que ce temps soit ramené à un objet qui va se produire au présent, un présent donné à vivre. Le sonore n’est pas un objet qui court simplement devant nous, son existence se présente dans des liens de mémoire qui s’établissent dans la durée de l’écoute. Cette capacité d’établir un lien de dépendance avec la mémoire de chacun est l’une des véritables forces du sonore. Elle s’augmente de la prise au corps de l’auditeur, née de l’appréhension produite par la succession d’évènements qui peuvent surgir à tout instant. Ce n’est pas tant le sens d’un discours qui nous prend. Il n’y a dans le son nulle rhétorique, même si des successions d’évènements sonores produisent un énoncé. Par la sensation, nous sommes pris dans le moment de l’épreuve. La durée, commune aux arts du temps, détermine les conditions de la réception. Elle oblige à définir les conditions d’écoute : debout, assis, dans le temps d’une séance ou diffusée en boucle… Encore faut-il qu’il y ait écoute! Qui écoute? Le visiteur consulte à peine les vidéos qui lui sont présentées. Elles possèdent pourtant le privilège d’induire une pulsion scopique. Qui aurait en plus une oreille pour le son? Il est donc impératif d’organiser les conditions de l’audition.

Un son pour l’image mouvante
Chacun s’accorde à dire que les productions vidéo pèchent surtout par la maigre qualité de leurs bandes son. Le problème est plus esthétique que technique. Les questions fondamentales sont rarement posées par les artistes… Quel son pour cette image? Quelle forme globale donner au sonore? En quoi la musique serait-elle nécessaire? Quand placer les silences? Est-il indispensable de conserver le synchronisme? Questions qui se posent à toute production cinématographique mais qui, concernant les arts plastiques, devraient apparaitre plus décisives encore.

Pédagogie du sonore?
Si dix années d’enseignement à l’ENSBA (Paris) m’ont permis d’établir sommairement un état des lieux, de démonter les pratiques spontanées pour engager les jeunes plasticiens dans des démarches plus appronfondies, l’effort nécessaire s’étend bien au-delà de la seule sphère plasticienne. Ajoutons que “l’invisibilité” qui s’attache à la question du son n’est pas prête d’être réglée. Car le sonore n’apparait pas spontanément à la conscience de l’auditeur. Il faut sans cesse le désigner pour le faire apparaître. Tenter une approche théorique ne suffit pas. Il est surtout nécessaire d’engager une bataille pédagogique dans les champs du sonore qui permette de développer une démarche créative libre; particulièrement vers les sphères du théâtre, du cinéma de création ou de la vidéo et des arts plastiques.

Daniel Deshays (1950) est réalisateur sonore pour le théâtre, la musique et la muséographie. Producteur de musiques improvisées, ingénieur du son au cinéma, il a notamment collaboré à des films de Richard Copans, Chantal Akerman, Robert Kramer et Philippe Garrel. Il enseigne actuellement à l’Ecole nationale des Arts et Techniques du Théâtre à Lyon et à l’Institut Supérieur des Techniques du Spectacle d’Avignon.
Dernières publications:
Daniel Deshays, 50 questions pour une écriture du son, Ed. Klincksieck, Paris, 2006.
Daniel Deshays, “Les Territoires du sonore”, in La Revue documentaire n° 21, “Le son documenté”, Distribution Difpop Paris, 2007, pages 41 à 132.