Revue Mouvement


L’EXPERIENCE DU SONORE

décembre 2006

Daniel Deshays – qui pratique le son aussi bien qu’il le théorise – revient sur les modalités d’utilisation de l’espace et de l’objet sonores au théâtre, au cinéma, et dans les arts plastiques.

Biographie / Après des études de théâtre et de cinéma au cours desquelles il s’intéresse déjà au rôle de la musique (notamment à travers Mauricio Kagel), Daniel Deshays, né en 1950, entame une fructueuse carrière d’ingénieur du son et de réalisateur sonore, et ce, dans tous les domaines : cinéma (avec Chantal Akerman, Philippe Garrel, Robert Kramer, Robert Doisneau, etc.), télévision, disque, théâtre, danse, arts visuels. Responsable du département son de l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris et de conception sonore de l’Ecole nationale des arts et techniques du théâtre de Lyon (qu’il a créés), il poursuit par ailleurs ses recherches théoriques en lien avec le CNRS et la BNF sur les archives sonores théâtrales. Son dernier livre, Pour une écriture du son, a paru en 2006 aux éditions Klincksieck.

Votre parcours est très riche en expériences autour du travail sonore dans des domaines variés comme la musique, le théâtre, la danse, la télévision, le cinéma, sans oublier bien sûr votre travail d’enseignant. Comment toute cette pratique s’articule-t-elle avec le travail théorique ? Comment en êtes-vous venu à écrire sur le son ?
« J’ai depuis toujours été intéressé par les nouvelles expériences et les personnalités excentriques, ce qui m’a amené à découvrir très tôt, vers l’âge de treize ans, la free music et Varèse. Sans comprendre d’emblée ce qu’il y avait derrière, j’y ai été confronté de façon très forte, éprouvant quelque chose comme un choc. Puis, au cours de mes études, vers 1972-74, j’ai eu la chance d’être à l’université de Vincennes, de pouvoir assister aux cours de philo (Deleuze) et de cinéma expérimental (Guy Fihman, Claudine Eizykman). Toute cette dimension de la réflexion sur le son – comment ça se fait, comment ça s’écrit, comment le penser, quels en sont les objets, les formes nouvelles, etc. – existe depuis ce moment-là mais n’a pris forme que plus tard : en 1988, au moment où on m’a demandé de faire de la pédagogie à l’ISTS, le Centre de formation du Festival d’Avignon pour les techniciens son.
De nouvelles questions se sont alors posées et je ne trouvais pas grand-chose dans la littérature qui m’aidait à y répondre. Souvent, les textes ne traitaient que de technique ; parfois, quelque chose m’intéressait au détour d’une interview ou dans un article, par exemple dans Musiques en jeu. Les textes de Michel Chion, quant à eux, étaient bien dans l’analyse, mais pas dans celle d’un comment faire. Au bout du compte, ce qui m’intéressait le plus, c’était ce que racontaient les photographes, ou des compositeurs de musique contemporaine comme Mauricio Kagel.
J’ai alors déposé des idées au fur et à mesure qui, entre 1995 et 1999, ont débouché sur mon premier livre, De l’écriture sonore [publié aux éditions Entre/vue, Ndlr.]. Tout cela a donc été un long processus souterrain, pas du tout conscient en tant que théorie.

Ce travail théorique porte entre autres sur la question de la phonographie. Comment celle-ci modèle-t-elle notre écoute ?
« Le microphone produit une image sonore dans laquelle on ne peut pas faire le travail que l’on fait dans l’écoute immédiate des objets du monde, à savoir fouiller dans la scène sonore et isoler ce que l’on désire entendre. C’est quelque chose que l’on fait sans cesse dans la vie quotidienne : on ne cesse d’oublier, de ne pas vouloir écouter les choses qui coexistent autour de nous, pour ne choisir que celles qui nous intéressent. Si l’on veut écouter le monde avec une volonté forte de tout saisir, cela mobilise une énergie considérable, et on ne tient que très peu de temps. Car tout surgissement est un lieu de surprise, d’étonnement, mais surtout d’inquiétude : on va vérifier dans chaque élément surgissant si cet élément est porteur de danger. Notre faculté d’écoute a fondamentalement une fonction de protection. Tout ce qui est confirmé comme non-danger est oublié immédiatement, car d’autres choses vont surgir. Nous n’avons jamais de conscience d’écoute, ou alors c’est dans une volonté particulière d’analyse.
Cette chose fondamentale, la liberté de trier, on la perd dans l’enregistrement. Même la stéréophonie, même le multicanal ne nous permettent pas d’aller errer dans la scène sonore. Tout ce qui passe par le tuyau est ou est devenu du discours. Le haut-parleur nous dit : “Tu dois écouter.” Le micro, lui, a tout pris ; il n’a pas trié comme notre oreille. Il y a dans la restitution du sonore par l’enregistrement un trop – un trop-donné, un trop-restitué. C’est pourquoi, lorsqu’on travaille sur le son, il faut d’emblée penser à comment retirer, comment reconstituer, comment mettre en scène. Ce qui nous renvoie, par exemple, à l’importance du bruitage et de la post-production au cinéma.

La multidiffusion ne permet-elle pas de retrouver quelque chose de l’ordre de cette liberté de la perception naturelle ?
« Le multicanal, non, ou peu, mais la multidiffusion, oui. Il y a une distinction à faire entre les deux. Le multicanal, c’est quelque chose qui se proposerait d’être un “bain” dans lequel on se situerait au milieu d’un monde qui serait ramené de manière cohérente sur 360 degrés autour de nous. La multidiffusion, elle, n’essaie pas de dessiner une couronne ou un bain homogène autour de nous : ce sont des petits haut-parleurs séparés, qui chacun prennent en charge un objet et le font surgir dans l’espace scénique situé devant nous. Les deux n’ont rien à voir. Pour une multidiffusion, par exemple, au lieu d’enregistrer une pluie avec quatre micros que je restituerai ensuite fidèlement avec quatre haut-parleurs situés autour de moi, je vais mettre dans un petit haut-parleur placé sur scène un écoulement, dans un autre une gouttière, dans un troisième le tonnerre, etc. C’est-à-dire que je vais resynthétiser des images “réelles” qui vont donner l’illusion de constituer un monde cohérent et complexe et ainsi laisser à l’auditeur cette liberté dont je parlais.

Au théâtre, la multidiffusion ne pose-t-elle pas des problèmes par rapport à la frontalité conventionnelle du dispositif scénique, au risque d’un décrochement entre le frontal de la scène et l’espace potentiellement plus large de la diffusion sonore ?
« Beaucoup de réalisateurs sonores mettent des sons dans la salle et je déteste ça. Pour moi, mettre des sons, c’est placer des sources et les révéler en tant que sources. Au théâtre, je distingue une zone de jeu, et si cette zone s’étend dans la salle, ce qui arrive, c’est très complexe à gérer. En général, cette zone est plutôt frontale, auquel cas toutes les sources sonores doivent être au plus près, en bordure de plateau, et au plus loin, dans le fond des coulisses et des couloirs des loges. Globalement, je ne peux pas concevoir le sonore ailleurs que dans les zones où l’imaginaire s’investit. Je n’investis pas mon imaginaire dans la salle, sauf cas très particuliers. Pour moi, il est important de respecter ça.
Le cinéma n’est pas dans cette même contrainte : il est une fenêtre qui découpe l’espace, espace auquel appartient, peut-on supposer, le point où l’on se trouve. On peut donc envisager d’être encerclé, cerné, baigné par le son. Le problème, c’est que le 5.1 (forme standard du multicanal) nous ramène, non à un bain, mais à une couronne, une bande autour de nous, qui n’est pas du tout quelque chose qui nous inclut. En conséquence, la zone d’écoute à laquelle s’adresse ce genre de dispositif est extrêmement restreinte : ce sont les quelques places situées au centre de la salle. Or, un spectacle est à mon sens la réunion d’un public large, et chacun doit avoir, non pas la même écoute, ce qui est impossible, mais plutôt une écoute cohérente. Si je me retrouve complètement à gauche ou complètement à droite dans une salle de cinéma, je n’ai pas l’écoute pour laquelle le son a été mixé.

Comment caractériser l’espace du off créé par le son et dans lequel s’investit l’imaginaire ?
« On pourrait dire que, finalement, ce qu’on appelle l’acousmatique – cette idée qu’on attribue à Pythagore et qui a été reprise par la musique électroacoustique – serait le phénomène qui se produit au théâtre avec le hors-champ ou le off. Ainsi, ce que l’on voit sur scène n’est qu’une partie d’un monde qui est là. Ce monde peut être soit très évacué, comme chez Beckett, ou au contraire très habité, très riche et très vivant. Il y a toujours au théâtre quelque chose de l’ordre du surgissement, qui est lié à la faculté de chaque acteur de sortir de scène et d’y rentrer à tout moment. Le théâtre est comme une convocation des choses et des objets du monde, associés et assemblés devant un public à un moment donné ; il est une machine à synthèse qui prélève et associe des choses du monde pour faire sens. Il y a dès lors, avec le sonore, la possibilité d’actionner, d’augmenter le simulacre, d’enrichir les hypothèses et la qualité des mondes, afin non pas de les surdéterminer mais de produire plus d’imaginaire, de générer quelque chose que tout le monde interprète selon sa mémoire et sa culture, et qui vient discuter ce qui est en scène, mettre au relatif ce que l’on voit.

Les voix sont souvent amplifiées au théâtre. Comment éviter par là l’écueil d’un nivellement de toutes les sources sonores et d’un écrasement de l’espace ?
« Le problème de l’amplification de la voix, par-delà le fait d’être une esthétique d’écriture, une forme, est lié à la question de la désincarnation. Si je veux désincarner mes êtres, ça marche ; si je ne veux pas, alors il faut que je les entende au moins un petit peu en son direct, pour que cette voix qui est produite appartienne un tout petit peu à ce corps qui l’émet. Si j’ai un haut-parleur à ma gauche et le corps devant moi dont je n’entends pas la voix, il y a là un hiatus, qui fait que je n’adhère plus : cette voix-là pourrait alors provenir d’une bande. Quelque chose ne se joue plus, perd sa fragilité, sa possibilité d’être vécu comme un accident de ce corps.
On peut en revanche travailler de façon plus subtile avec l’amplification : à des niveaux sonores très bas, par exemple, ou bien en se servant de micros-cravates pour changer les acoustiques des espaces. C’est ce que j’ai fait notamment pour Herculine Barbin avec Alain Françon : je récupérais la voix pour la mettre dans des effets et donner la sensation que le théâtre se changeait, devenait un autre lieu.

Pour prolonger ce que seraient les fonctions du son au théâtre, vous parlez en particulier de cette fonction énergétique, le son comme embrayeur d’une sorte de « circulation des énergies » entre les différents actants.
« Oui, je pense que la question de l’énergie est fondamentale. Les metteurs en scène demandent souvent aux gens du son de leur amener des mélodies, de la chanson (ou de la “ritournelle”, comme dirait l’autre), alors qu’il est beaucoup plus important de penser tout cela en termes d’énergétique. Quelque chose se joue au niveau du son (y compris du son musical) qui est de l’ordre du rythme, de la vitesse, des changements de tempo,
de la production de ruptures, et n’a plus rien à voir avec le fait de produire un discours qui s’ajouterait au discours déjà là, à savoir le texte du théâtre. Si la fonction du sonore est une fonction motrice,
c’est dans le sens où tout peut basculer à chaque instant. Toute arrivée d’un son est perçue comme un événement qui survient, un élément de danger, et c’est par la rupture que fait jour ce surgissement.
Cette dimension du son renvoie en dernière instance à la question des flux : flux des textes, flux des situations vécues en scène. La ponctuation n’est arrivée que tardivement dans l’histoire de l’écriture, c’est-à-dire à l’époque de Saint Augustin ; avant cela, on est dans le flux des mots, dans un flux qui est lié à l’habitus de la lecture à haute voix par les moines (dans la langue latine, il y a des points de temps à autre, mais pas de ponctuation). Au théâtre, le sonore trouverait sa place au sein de ces plages, de ces flux, densités, accumulations, pour rompre, relancer la parole au-delà des normes de l’écrit de la littérature.

Cet aspect de « flux » rejoint peut-être cette notion de « plasticité sonore » que vous développez, notamment en établissant une distinction entre l’«objet sonore » défini par Pierre Schaeffer et ce que vous appelez l’« objet sonnant ».
« Cela me gênait un peu d’avoir à employer ce terme d’“objet sonore” ; c’est vrai que c’est un mot qui vient logiquement à l’esprit. Seulement, les électroacousticiens s’en sont emparés pour désigner un son qui est déposé sur un support, décontextualisé (sans rapport avec l’espace), envisagé selon des qualités abstraites qui en font l’équivalent d’une note de musique. Pour moi, l’objet “sonnant”, c’est-à-dire “en train de sonner”, est un vrai objet matériel qui produit un son, soit naturellement, soit par manipulation (si on le frappe, frotte, etc.), un son dépendant du lieu où cet objet se situe et de la nature de la prise de son (loin/près et fixe/mobile). Quelque chose est encore à jouer avec l’objet sonnant, là où avec l’objet sonore schaefferien, tout est joué, tout est fixé.
La contrainte et la volonté qu’avait Schaeffer, c’était de ramener les sons du monde à de la musique, selon ce qu’ont pu dire, chacun à leur façon, Cage ou Russolo : que tous les sons du monde sont de la musique. Or, le fait d’être ou non dans le musical, c’est une question de posture et non de contenu : Luc Ferrari fait son Presque Rien n°1 en tant que musicien ; en revanche, si un preneur de son de cinéma entend ces mêmes sons, il ne dira pas que c’est du musical… De même, quand je parle de “plasticité sonore”, c’est une nouvelle posture que
je propose, depuis les arts plastiques cette fois. Par “plasticité”, j’entends que l’écoute des sons nous renvoie à une sensation des matières (comme lorsque, dans le réel, on touche les matières) : à un poids, à la puissance d’un flux, etc. Dans ma démarche, il s’agissait de jouer de cela, c’est-à-dire de mettre en scène l’existence du sonore en tant que matérialité plastique ; “tordre le son” comme on tord une barre de métal. Il faut pour ce faire repartir sur la base de la prise de son : “mettre en son” des objets et des lieux. Mais penser la plasticité sonore, c’est aussi penser sa circulation dans des espaces complexes, organiser des moments où les situations d’écoute imposent au récepteur des postures ou des placements de corps particuliers : par exemple, fourrer sa tête dans un fût, se confronter à des espaces étroits ou inaccessibles, rendre inaccessible la proximité à un objet exposé dans une pièce par la diffusion d’un son trop fort, etc. L’écoute au casque des flux MP3 ne suffit plus, non en raison de leur sous-qualité, mais parce qu’elle ne s’adresse pas à mon corps. Et l’expérience du sonore, c’est celle de la confrontation des corps au monde.

Le sonore est-il vraiment toujours relié au visuel ? Vous parlez, dans votre livre Pour une écriture du son, d’un déficit naturel, biologique, de nos capacités à recevoir le son par rapport à celles qui nous permettent de saisir le visuel. Comment compenser ce déficit ?
« Cela ne me pose pas de problème que le sonore soit toujours le sonore d’une image, ou plutôt le sonore de l’événement qui l’a produit. D’une part, le son vient après l’événement, il lui est consécutif, et d’autre part, étant lent à se déplacer dans l’espace par rapport à la lumière, on le reçoit avec d’autant plus de retard qu’on en est loin. De plus, notre cerveau analyse plus vite les données de la vue que les données offertes par l’oreille. Mais le sonore est quelque chose qui n’existe pas forcément de façon liée directement à la vue de la source ; il y a donc en nous la faculté de fabriquer l’image de façon plus ou moins riche, précise. Cet objet que j’entends m’appartient au sens où c’est moi qui en produis l’image, et au sens où il réveille des empreintes qui sont en moi et me permettent de le reconnaître. Depuis notre naissance, nous gardons la mémoire de tout ce que nous avons entendu, et nous avons la faculté de remanier, de refaçonner l’objet que nous entendons pour l’identifier et nous le représenter. Cela est encore lié à notre besoin de nous protéger : il faut que je comprenne, et tant que je n’ai pas compris, je continue de chercher. »
Propos recueillis par Pierre-Yves Macé

daniel deshays sera l’un des invités de la 2e édition des rencontres sons de plateau, organisée du 26 mars au 1er avril 2007 par le grim de marseille. dans ce cadre, il animera notamment un stage sous l’intitulé : « les territoires su sonore. son et scénographie ». www.grim-marseille.com
à lire : pour une écriture du son, éditions klincksieck, paris, 2006.