En août 2006 à la suite de mon intervention “Le son du documentaire” dans le cadre du festival, je rencontrai trois personnes dès lors restées proches: le cinéaste François Caillat, le cinéaste et producteur Arnaud de Mezamat et le documentariste radio Thierry Genicot. Voici l’émission que ce dernier réalisa lors de sa venue au festival.

Thierry Génicot août 2006

 

 

 

LUSSAS 2018

Point d’écoute, périphéries du silence

 

Face au sonore, face au silence une impossible arrogance.

Ce n’est pas sur le site de la prise de son que l’on peut étudier le sonore. Ce n’est pas qu’à cet endroit que la richesse de son existence ou que ses flux nous débordent. Si nous surveillons incessamment tous les sons qui émergent, nous n’en possédons heureusement une quelconque conscience. C’est que s’il y en a trop, l’oreille trie, suivant toujours son désir parmi ce qui s’y trouve, incapable d’entendre ce « tout » que le micro retiendra.
Pour pouvoir appréhender le son, l’écart est nécessaire. Il faut s’éloigner, faire retour au silence pour, dans un second temps, aborder la réécoute.
Sur le terrain, on l’expérimente, on fait face à l’arrivée d’un sonore toujours hypothétique, choisissant une distance de prise, en toute ignorance
de l’à-venir. Tout à l’inverse du photographe, qui s’appuie sur la fixité d’une présence permanente, au moins celle d’un décor, ou sur la présence avérée d’un objet en mouvement ; mais au son, qu’en est-il du savoir de ce qui va jaillir ? Quand ? Et où cela aurait-il lieu ? Personne ne le sait.
Toujours « battus », au son on finit toujours « battu », débordé par l’imprévisible nature chaotique des événements surgissant, en puissance ou en insignifiance. On se découvre soudain trop près ou trop loin, jamais dans l’idéal point de vue d’un attendu prévisible. Le son fait peu de cas de
la prévision qui nous habite, de cet idéal attendu bâti sur la mémoire des expériences passées, le sonore se moque bien de l’idéalité d’une attente.
Face à ce « tout » recueilli par le micro, la réécoute nous offre l’amer constat de voir disparu ce que la vie sur site nous permettait librement de choisir. L’excédent domine ce qui a été recueilli : un trop
d’information sans valeur et sans choix. Une saturation sonore de mouvements ramenés à une égalité de valeur de tous les sons. Difficulté d’y
trouver sa respiration. Comment revivre ce beau silence dans lequel
régnait ce que nous écoutions ? Le splendide isolement de cette écoute toute engagée vers une seule chose en dépit de tout brouhaha ? Car
l’écoute se constitue dans un tour à tour, une succession, jamais deux données perçues ensemble. L’attention peut y être coupée, même
profondément engagée, elle vit dans les pointillés que les silences détachent. Comment oublier ces silences, établis en nous dans des retours vers notre mémoire, ceux que chaque surgissement instaure ? Coupure par surgissement comme coupure du montage mettent côte à côte un avant
et un après, une coupure encadrée de deux oublis, ce qui avait lieu n’est plus, tout comme ce qui a précédé ce plan nouveau venu. Le silence est
partout, il domine et nous ne l’entendons plus tant nous sommes attentionnés à construire notre continuité. Si nous n’y prenons garde, « croyants » que nous sommes en une vérité des outils, nous acceptons, sans plus la voir, la saturation que l’automatisme de la capture opère à notre insu. Comment donc restaurer ces silences subjectifs, ces silences vitaux pour l’écoute, propres à celui qui va devoir « construire sa place » devant les images ? Seuls les silences peuvent aider à respirer, à sortir un peu de l’apnée infernale. Le silence n’est pas le rien, les blancs qui séparent les mots d’une scripta continua(1) sont ceux qui permettent autant de reprendre son souffle que de faire apparaître le sens de mots tout à coup détachés. Le silence est le point d’articulation moteur de la dynamique du récit. Il n’est pas l’établissement d’un rythme mais la condition de toute compréhension. D’ordinaire, chacun oppose les silences aux bruits et les pense comme des trous, des vides, des absences, validant ainsi une considération référente aux bruits : il y a du bruit ou il n’y en a pas. Pourtant, si nous écoutons attentivement les silences, nous nous apercevons de la diversité des résiduelles et des petits bruits qui les habitent. Ni vide, ni plein, chaque silence, comme chaque bruit, est une bulle, une poche qui grandit en disparaissant et dont les infimes matérialités, les presque-riens inqualifiables, colorent la matière. La nature des silences change du proche au lointain. Silence de quel lieu, de quel événement, devrait-on demander ; et entendu depuis quelle place ?
Le son est une résiduelle turbulente prise dans un mouvement qui va en s’effaçant et c’est au lieu même de cette dilution dans l’air que le bruit fait silence. Pour nous, faire silence est un acte engagé dans une relation à l’autre ou au monde – ce qui revient au même –, une relation qui ne peut être tenue qu’en intermittence ; c’est un acte signifiant qui peut vouloir dire « je te laisse la parole et t’écoute ». Là où le silence oblige, il faut répondre. Une parole appelle une réponse. Il faut produire un son. Répondre au silence par le silence déclenche l’inquiétude : c’est un silence qui s’épaissit de sens, un silence trop éloquent, provocateur. Dans tous les cas, faire silence préside à une attention portée. De même que pour écouter, il faut garder le silence pour observer ce qui advient ou pour comprendre ce qui a eu lieu. Observer le champ sonore par ses silences, en considérant les vides plutôt que les pleins, peut donner le sentiment d’effectuer un renversement
de l’acte d’écoute. Nous pouvons pourtant dire qu’il n’en est rien. En effet si, dans notre permanente volonté d’acquérir, nous valorisons ce que nous conquérons en faisant peu de cas de ce que nous abandonnons, à l’inverse, notre réalité physiologique ne répond aucunement à cela. Car, a contrario, notre économie est tournée vers la nécessité de désinflation : ne pas prendre, ne pas entendre, ne pas regarder, ne pas agir. Notre économie vitale veille pour sa survie à la limitation de ses dépenses. Voilà pourquoi nous nous contentons d’écouter ce que nous désirons, ce qui nous est utile, ce qui nous est strictement nécessaire et suffisant.
Daniel Deshays

1- Ou scriptura continua, l’écriture continue que les Grecs et les romains utilisaient.

 

 

 

SC=180825 TK=002

Listening point, peripheries of silence
Saturday, 25 at 10:00 am and 2:30 pm, Salle des fêtes

Facing sound, facing silence, an impossible arrogance It is not on the location of a sound recording that you can study sound. It is not only at this spot that the wealth of its existence or that its pulse overwhelm us. If we incessantly survey all the sounds that emerge, we fortunately only possess a mediocre conscience. Because if there are too many sounds, the ear filters, always following its desire through the existing material, incapable of hearing the “everything” that the microphone picks up. In order to apprehend sound, a distance is necessary. You have to move away, return to silence so that, in a second moment, you can begin a rehearing. In the field, you experiment, you are faced with the arrival of an always hypothetical audio event, choosing a distance of capture, in total ignorance of what is to come. The complete opposite of photography, which is based on the fixity of a permanent presence, at least that of a backdrop, or on the objectively confirmed presence of a moving object; but in sound, what can we say about our knowledge of what is to come? When? And where will it happen? Nobody knows. Always “beaten”, when you record sound, you always end up “beaten”, outflanked by the unpredictable and chaotic nature of forthcoming events – potentially or insignificantly. Suddenly you find yourself too near or too far, never at the ideal position for the predictable event you await. Sound has little respect for our propensity to forecast, for that ideal expected occurrence imagined on the memory of past experience; sound thumbs its nose at the ideal nature of what is expected. Facing this “everything” picked up by the mike, a rehearing offers us the bitter experience of noting the disappearance of what living on the site allowed us freely to choose. Excess dominates what has been recorded: too much useless and unchosen information. A sonorous saturation of movements flattened back to the equal value given to all sounds. Difficult to find one’s breath. How is it possible to relive that beautiful silence reigning over what we were listening to, the splendid isolation of that listening completely focused on one sole thing in spite of all hubbub? For the act of listening is constructed amid a sequence of turns, a succession, never two events perceived together. Attention can be cut, even profoundly engaged, it lives within the suspension points detached by the silences. How can we forget these silences, fixed within us by the returns to 29 our memory, those introduced by each appearance. Cut by occurrence like the cut of a splice puts side by side a before and an after, a cut framed by two moments of forgetfulness, what was taking place is no longer, exactly like what preceded this newly arrived take. Silence is everywhere. It dominates and we no longer hear it, so much are we concentrated on building our continuity. If we don’t take care, “believing” as we do in the truth of tools, we accept, without seeing it any more and unknown to us, the saturation produced by the automatic reflexes of recording. How can we restore the subjective silences, those silences which are vital for hearing, particular to the one who will have to “construct their place” facing the images? Only silences can help breathing. The blanks which separate the words of a scripta continua1 are those that allow one as much to recover one’s breath as to make the meaning of all suddenly detached words appear. Silence is the driving articulation point of the narrative’s dynamics. It is not the establishment of a rhythm but the condition of all comprehension. Usually people oppose silence to sound and think of it as a series of holes, voids, absences, validating in this way a way of thinking about sound: there is sound or there isn’t. Yet, if we listen attentively to silences, we perceive the diversity of residual and tiny noises that inhabit them. Neither empty, nor full, each silence, like each noise, is a bubble, a coated covering that grows and disappears, and whose infinitesimal physical manifestations, indescribable almost-nothings, colour the material. A silence from which location, of which event, we should ask, and heard from what place? Sound is a turbulent residue captured in a movement which is erased as it moves forward and it is at the very site of its dilution into air that noise becomes silence. From our point of view, silence is an act of engagement in a relation to the other or to the world, which amounts to the same thing, a relation that can only be established intermittently: it is a signifying act that can mean: “I let you speak and listen to you.” There silence carries an obligation, you must answer, a word summons a response, you must produce a sound. Replying to silence by silence provokes anxiety: it is a silence that thickens with meaning, a silence too eloquent, too provocative. In all cases, making silence rules over a focused attention. In the same way that in order to listen, you must keep silent to observe what is happening or to understand what has taken place. To observe the soundscape by its silences, considering the empty spaces rather than those that are full, can give one the feeling of carrying out a reversal of the act of listening. We can nonetheless state that this is not true. Indeed if, in our permanent desire to acquire, we place value on what we conquer by ignoring what we abandon, on the contrary, our physiological reality in no way responds to that way of doing things. For, on the contrary, our economy is tuned towards the necessity of deflation: not to capture, not to hear, not to see, not to act. Our vital economy is careful for its own survival to limit expenditure. That is why we are satisfied to listen to what we desire, to what is useful, to what is strictly necessary and sufficient.

Daniel Deshays

1- Or scriptura continua, the continuous writing used by the Greeks and Romans.

“Le point de voir” 30ème édition

Point d’écoute

N°1

N°2 

N°3

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